5
DOUZE jours plus tard, Rohana s’arrêta au sommet du col qui menait jusque dans la vallée de Thendara et abaissa son regard sur la cité.
— Jaelle ! cria-t-elle en se retournant. Viens ici, viens voir la cité de tes ancêtres !
Obéissante, la fillette avança sur son cheval et contempla l’antique cité qui reposait dans la vallée en dessous d’elle.
— Voici donc la cité de Comyn ? Je n’ai jamais vu une ville aussi grande. Shainsa n’est pas moitié aussi vaste.
Jaelle abaissa un regard empli de fascination et aussi d’une certaine crainte sur les bâtiments qui s’élevaient un peu partout et au-delà, sur le Château des Comyn.
— Dis-moi, cousine. Est-il vrai que les Comyn descendent des Dieux ? Mon… je l’ai entendu dire et j’ai entendu… j’ai entendu qu’on le niait. Quelle est la vérité ?
Avec quelle adresse, elle évite de mentionner le nom de son père ou celui de sa mère ! En douze jours, elle n’a cité ni l’un, ni l'autre, se dit Rohana.
— Tout ce que je peux te dire, c’est ce que j’ai entendu dire moi-même. On raconte qu’Hastur, fils d’Aldones, Seigneur de la Lumière, est né sur notre monde à Hali. Qu’il a fait la cour à Cassilda, fille de Robardin, mère des Domaines, et l’a conquise. C’est ainsi que tous ceux qui ont du sang d’Hastur, sont apparentés aux Dieux. Quant à savoir si c’est vrai ou s’il s’agit seulement d’une belle légende, je n’en sais pas plus que toi. Mais un fait est certain. Tous ceux qui sont de la race d’Hastur, toutes les personnes apparentées aux Sept Domaines, ont les pouvoirs laran, ces dons psychiques qui les différencient de tous les autres êtres humains nés sur ce monde.
— Est-ce que tous les Comyn sont de la race d’Hastur, alors ?
— Au début, oui. Bien qu’on les ait séparés à l’époque glorieuse des Tours, en sept familles que nous appelons désormais les Domaines. Tous sont issus d’Hastur et de Cassilda. Mais il est certain qu’aucun d’entre nous n’est un Dieu, ni rien de semblable, mon enfant.
Si seulement nous étions des Dieux ! Je saurais mieux quoi faire de toi, mon tout-petit. Rohana soupira en touchant le bébé chaud et lourd qui dormait, enfoui sous sa tunique pour avoir plus chaud. Il faisait froid sur ces hauteurs, même en été. Jaelle ne se montrait plus ouvertement hostile à Rohana, mais elle ne s’était pas tournée vers elle en quête de réconfort, non plus. Elle s’était également refusée à toucher son petit frère et n’avait même pas daigné le regarder.
Les Amazones – y compris Leeanne et Camilla, les deux femmes « neutres » – s’étaient tour à tour chargées du nouveau-né au cours de ces quelques premières journées terribles précédant l’arrivée à Carthon où l’on avait trouvé une nourrice pour l’enfant. Elles avaient toutes prélevé du sucre et des céréales sur leurs rations pour lui faire du gruau et, sachant que Rohana était épuisée et accablée de chagrin, s’étaient relayées pour porter le bébé et pour essayer de calmer ses accès de pleurs. Seule, Jaelle avait obstinément ignoré son frère. Elle avait refusé de le tenir dans ses bras ou de le regarder, même lorsque Kindra qu’elle adorait, l’en avait priée à plusieurs reprises.
Comme si les pensées de sa tante l’avaient affecté, Valentin, le bébé, commença à bouger et à s’agiter. Rohana fit signe à la nourrice de Carthon d’approcher.
Celle-ci s’avança à cheval, prit l’enfant des bras de Rohana et, ouvrant sa robe, lui donna paresseusement le sein. Cette femme était d’une singulière bêtise, songea Rohana. Je ne la laisserais même pas élever un chien apprivoisé, à plus forte raison un enfant. Mais son lait profitait au bébé et pour l’instant, c’était tout ce qui importait.
Comment peut-on laisser vivre une seule femme au monde dans une ignorance telle qu’elle ne vaut guère mieux qu’une vache laitière ? Les Amazones Libres la méprisaient ouvertement et, avec cette fierté que l’on rencontre chez les êtres d’une incurable stupidité, la nourrice les traitait avec dédain. Rohana partageait le mépris que lui témoignaient les Amazones, mais elle avait besoin de ses services et s’efforçait de maintenir une paix précaire.
Rohana s’étira (la bandoulière dans laquelle elle portait le bébé durant la journée, lui donnait des crampes dans les épaules) et essaya d’envisager l’avenir. Elle s’était engagée vis-à-vis de Melora à élever ses enfants comme les siens. Son mari n’élèverait aucune objection – il avait souvent dit qu’il aurait aimé avoir d’autres enfants et regrettait que sa femme n’en ait mis que trois au monde. Mais à présent, Rohana avait commencé à réfléchir, une fois passée l’exaltation initiale qu’elle avait ressentie en sauvant la vie du fils de Melora. Quelle responsabilité ai-je assumée ? Mon aîné a déjà presque fini sa croissance. Ma fille a déjà cinq ans et, comme deux de nos enfants sont des garçons, Gabriel est convenu que je n’avais plus besoin d’en avoir. Et maintenant, alors que je croyais en avoir fini, j’ai de nouveau le souci et la peine d’en élever un tout petit ! Nul doute que Gabriel ne me suggère, à nouveau, d’en avoir un autre pour que Valentin ne grandisse pas tout seul.
Ne suis-je donc bonne qu’à lui donner des fils ? songea-t-elle. Elle se fit horreur, et s’empressa alors de détourner le cours de ses pensées. Quelle place peut-on faire, dans les Domaines, au fils d’un homme de la Ville Sèche ? Et Jaelle, si froide, si repliée sur elle-même, m’acceptera-t-elle jamais ?
C’était trop demander que d’espérer que cette fillette pourrait trouver un réconfort dans l’enfant. Je suis une mère moi-même et ma plus grande consolation, c’est qu’il reste quelque chose de Melora… Mais Jaelle est une enfant. Tout ce qu’elle voit, c’est que le pauvre petit Val lui a volé sa mère…
Kindra amena son cheval à la hauteur de Rohana.
— Madame, est-ce là que les Terriens sont en train de construire leur astroport ? Que cherchent-ils ici, ces hommes d’un autre monde ?
— Je l’ignore.
Rohana considéra la grande trouée couleur de terre derrière la cité de Thendara : la vallée avait, semblait-il, été éventrée sur plusieurs kilomètres par leurs énormes machines, puis aplanie pour former une surface d’une régularité quasi magique et hors nature. Une partie de cette zone avait été pavée et il y avait un bourgeonnement de bâtiments aux formes singulières et invraisemblables.
— J’ai entendu dire que notre monde se trouve à un carrefour de leurs routes de navigation au milieu des étoiles. Ils semblent avoir des navettes commerciales entre les nombreuses planètes, tout comme nous en avons entre les villes de la Région des Lacs. J’ignore quel commerce ils peuvent faire, personne n’a pris la peine de me le dire, mais Gabriel doit le savoir, à mon avis.
Elle eut l’impression que Kindra lui lançait un regard méprisant. Pourquoi devrais-je me satisfaire de l’ignorance ? Oh ! ces maudites Amazones, elles me font remettre tout en question : moi-même, Gabriel, ma propre vie !
Sa voix trahit sa nervosité.
— Ces gens qui s’appellent l’Empire Terrien, sont allés d’abord à Caer Donn, près d’Aldaran. Ils y ont entrepris la création d’un astroport – un petit, car il leur était impossible d’en construire un aussi grand que celui-ci dans les montagnes, là-bas – et ils ont traité avec ces maudits Aldarans. Hastur leur a offert un emplacement ici pour la construction de leur astroport car ils semblent préférer notre climat. J’ai entendu dire qu’ils trouvaient notre planète très froide. De cette façon, on peut surveiller leurs agissements. Mais naturellement, on n’a rien à voir avec eux.
— Pourquoi pas ? demanda Kindra. J’ai idée que des gens capables de se rendre d’une étoile à l’autre avec autant de facilité que je me rends moi-même à cheval à Nevarsin, devraient avoir beaucoup de choses à nous apprendre.
— Je n’en sais rien, répondit la noble Comyn d’un air guindé. Hastur l’a voulu ainsi.
— Quelle chance ils ont, les gens des Domaines, d’avoir le fils d’Hastur pour leur faire la leçon ! fit Kindra en haussant ses sourcils gris. Une femme aussi stupide que moi aurait cru qu’une race capable d’établir des routes commerciales au milieu des étoiles, peut dépasser en sagesse un Hastur lui-même.
Ce sarcasme contraria Rohana, mais elle éprouvait trop de reconnaissance envers Kindra pour lui en tenir grief.
— On m’a fourni l’explication suivante : Hastur estime que leur mode de vie risque de constituer une menace plus sérieuse que nous ne pouvons le croire dès l’abord. Ils ont pour commencer, loué cet astroport pour une durée de cinq cents ans, de sorte que nous aurons tout le temps qu’il faut pour choisir ce qu’ils peuvent nous apprendre.
— Je vois, dit Kindra.
L’Amazone resta silencieuse, plongée dans ses réflexions. Elle examina, à l’horizon, l’énorme trouée où rampaient d’étranges machines et où des formes inconnues se dressaient contre le ciel.
Rohana, elle aussi, garda le silence. Tout en parcourant à cheval les deux derniers kilomètres, il lui sembla qu’elle changeait de monde, de façon curieuse. Pendant près de quarante jours, elle avait vécu dans un univers qui lui était aussi étranger que celui des Terriens en contrebas. Ensuite, elle s’y était habituée et maintenant, il lui fallait changer à nouveau et se préparer à réintégrer son propre univers.
Au début, le monde dans lequel vivaient les Amazones, lui avait paru rude et inconfortable, étrange et solitaire. Elle s’était alors rendu compte que cette singularité ne résidait pas essentiellement dans le manque de confort physique, loin de là. C’était tout à fait différent. Il était facile de s’habituer à chevaucher de longues heures ; à porter des vêtements nouveaux et peu seyants ; à se baigner comme on le pouvait dans un fleuve ou une rivière ; à dormir dans des tentes ou à la belle étoile.
Mais il était beaucoup moins facile de renoncer au soutien familier des protections reconnues et des modes de pensée admis. Jusqu’à ce voyage, elle ne s’était jamais vraiment rendu compte à quel point elle s’était déchargé de toutes ses décisions, même les plus insignifiantes et les plus personnelles, sur son père et sur ses frères ou, depuis son mariage, sur son mari. Et même pour régler des détails aussi futiles que : Vais-je porter une robe bleue ou verte ? Vais-je commander du poisson ou du gibier pour le dîner de ce soir ? Son choix avait été dicté plus par les désirs de Gabriel que par ses goûts et ses préférences personnels. Elle ne s’était pas aperçue, jusqu’à ce qu’elle eût adopté Jaelle et Val, le nouveau-né, à quel point les propos qu’elle avait tenus à ses enfants ou son comportement vis-à-vis d’eux avaient reposé, ouvertement ou non, sur l’opinion que Gabriel s’en ferait.
Une pensée bizarre, pénible, presque perfide, ne cessa de la harceler : Maintenant que je sais prendre mes propres décisions, pourrai-je jamais consentir à laisser Gabriel décider à ma place ?
Et si je reviens, est-ce seulement parce qu’il est tellement plus facile de me conformer exactement à ce qu’on attend d’une femme de ma caste ?
Elles avaient franchi les grandes portes de la cité de Thendara, maintenant. Des gens sortirent et ouvrirent de grands yeux en voyant une noble Comyn en compagnie d’une troupe d’Amazones. Une fois à l’intérieur de la cité, Kindra renvoya la plupart des Amazones Libres dans la Guilde de Thendara. Accompagnée uniquement de Kindra, de Jaelle, de la nourrice et du bébé, Rohana poursuivit sa route vers le Château des Comyn.
Dans la suite qui appartenait au clan Ardaïs depuis d’innombrables années, Rohana fit venir le petit nombre de domestiques qui restaient là toute l’année. La plupart des serviteurs des Ardaïs retournaient dans leur foyer au Château des Ardaïs avec leurs maîtres quand la saison du Conseil était terminée. Elle leur ordonna d’installer confortablement la nourrice et le bébé, de traiter Kindra comme une invitée de marque, de loger confortablement Jaelle qu’elle présenta, sans entrer dans les détails, comme sa fille adoptive, dans une pièce voisine de la sienne et de leur fournir des vêtements convenables.
Elle envoya ensuite un message à la Princesse Consort, annonçant son retour. Puis elle appela sa femme de chambre et s’arma de courage en prévision de l’inévitable : la réaction scandalisée de la domestique à la vue de ses cheveux coupés à la diable, de sa tenue vestimentaire parfaitement inconvenante et de l’état de ses mains et de son teint, durcis par le cheval et la vie au grand air.
Ce sera pire quand je reviendrai à Ardaïs. Pourquoi devrais-je toujours être belle ? Je ne suis ni une danseuse, ni une chanteuse. Et il y a longtemps que j’ai fait un bon mariage. Mais il y en a qui penseraient qu’en sacrifiant mes cheveux et mon teint, j’ai payé trop cher le sauvetage de Melora !
Malgré tout, alors même qu’elle s’irritait en écoutant les gloussements de sa servante qui lui reprochait de s’être mise dans un tel état, c’était bon de s’étendre à nouveau de tout son long dans un bain chaud, parfumé aux essences balsamiques. C’était bon aussi d’adoucir sa peau durcie et gercée à l’aide de crèmes et de lotions cicatrisantes et de revêtir à nouveau des vêtements doux et féminins.
Pendant qu’elle se préparait, on lui avait fait savoir que Dame Jerana acceptait de les recevoir. Et que le Seigneur Lorill Hastur désirait recevoir également la responsable des Amazones. Lorsque Rohana transmit cet ordre royal – car c’était bien un ordre en dépit de la courtoisie exquise qui le dissimulait – Kindra eut un sourire amer.
— Il désire sans aucun doute s’assurer que je n’ai pas engagé les Domaines dans une guerre avec les Villes Sèches.
— C’est ridicule ! jeta Rohana avec mauvaise humeur. C’est un parent de Melora, lui aussi. Je suis sûre qu’il veut vous remercier !
— Eh bien, Madame, quoi qu’il en soit, je dois obéir au Seigneur Hastur, dit Kindra… Alors, nous verrons bien.
Lorsqu’on leur amena Jaelle, Rohana retint son souffle, confondue devant la surprenante beauté de l’enfant. La saleté du voyage et les vêtements disparates qu’elle portait, avaient masqué sa grâce, auparavant. Elle était grande pour son âge. Sa peau, très pâle, était mouchetée de taches de rousseur discrètes et ambrées. Ses cheveux qui venaient d’être lavés et qui lui descendaient jusqu’en dessous de la taille, avaient une couleur cuivre clair. On l’avait joliment vêtue d’une robe d’un vert tendre parfaitement assorti à ses yeux. C’était vraiment une fille dont n’importe quelle famille Comyn pouvait être fière, se dit Rohana. Mais le remarquerait-on ? Ou bien ne verrait-on en elle que la fille de Jalak ?
Dame Jerana, Princesse Consort d’Aran Elhalyn, qui était née dans la caste des Aillard, était une cousine de Rohana. C’était une femme languissante, blonde, qui paraissait capricieuse. Elle accueillit Rohana en l’étreignant comme il convenait à une parente, embrassa froidement Jaelle et s’adressa aimablement à Kindra.
Et pourquoi donc ne serait-elle pas aimable ? Elle n’a rien d’autre à faire dans la vie, songea Kindra.
— Voici donc l’enfant de notre chère Melora, dit Jerana en inspectant la fillette du regard. Dommage qu’elle soit aussi la fille de Jalak. Il sera difficile d’arranger un mariage pour elle qui convienne à son rang. A-t-elle le laran ?
— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas soumise à un contrôle. (La voix de Rohana était froide.) J’ai eu d’autres soucis.
— Des cheveux d’un roux aussi éclatant indiquent souvent un degré extraordinaire de facultés psychiques, dit le Seigneur Hastur. Si elle possédait un tel don, on pourrait l’envoyer dans une Tour et la question du mariage ne se poserait pas.
Rohana songea qu’en tout cas, il était trop tôt pour s’inquiéter du mariage d’une orpheline qui n’avait que douze ans et n’était pas encore remise des multiples chocs qu’elle avait subis. Mais elle ne le dit pas. Elle soupçonnait Lorill d’avoir saisi l’idée au vol, de toute façon. C’était un homme frêle et d’allure sérieuse qui avait à peu près son âge. Comme beaucoup d’autres Hasturs, ses cheveux flamboyants avaient déjà commencé à blanchir. Il considéra Jaelle en fronçant les sourcils.
— Je suppose qu’elle est bien l’enfant de Jalak sans conteste possible ? demanda-t-il, ce qui était un manque de tact. Si Melora était déjà enceinte quand on l’a enlevée, ou si nous pouvions prétendre que tel était le cas…
Jaelle se mordait les lèvres. Rohana craignit qu’elle ne fonde en larmes. Elle répondit avec froideur que malheureusement ou heureusement, il n’y avait aucun doute sur l’origine de la fillette.
— Je présume que Jalak est mort ?
Kindra répondit qu’elle n’en était pas certaine.
— Mais nous n’avons pas été poursuivies, Seigneur Hastur. Et quand nous sommes arrivées à Carthon, des rumeurs circulaient déjà sur un changement dans la Grande Maison de Shainsa.
— Bien entendu, vous savez ce qui me préoccupe, dit Lorill Hastur. Ce coup de tête – c’est à toi que je m’adresse, Rohana ; je sais que l’Amazone Libre n’a fait que ce que tu l’as payée pour faire –, ton coup de tête aurait pu nous précipiter dans une guerre contre les Villes Sèches.
Le regard de Kindra croisa celui de Rohana avec un sourire bref et vindicatif. Elle aurait tout aussi bien pu s’écrier : Je vous l’avais bien dit !
— Lorill, tu es un parent de Melora, toi aussi ! Aurais-je dû la laisser mourir en esclavage, aurais-je dû laisser son enfant entre les mains de Jalak ?
Le Seigneur Comyn eut l’air terriblement embarrassé.
— Comment pourrais-je dire une telle chose ? J’aimais beaucoup Melora. Je ne peux pas exprimer à quel point je suis désolé qu’elle n’ait pu vivre pour jouir de sa liberté. En ma qualité d’homme et de parent, que puis-je dire d’autre ? Mais la paix des Domaines repose entre mes mains. Je ne peux pas partir en guerre pour redresser les torts causés à une seule personne. Sinon, je ne vaudrais pas mieux que les habitants des Villes Sèches, avec leur incessante tyrannie, leurs querelles sanglantes et leurs vengeances. Je dois m’efforcer de faire ce qui est le mieux pour tous ceux qui vivent dans ces Domaines, Rohana. Les Comyn comme le peuple. Et nos fermiers et les paisibles citoyens qui vivent aux frontières des Terres Sèches ? Doivent-ils vivre dans la peur d’une vengeance et de représailles des habitants de la Ville Sèche ? C’est tout ce à quoi ils pourraient s’attendre, si la trêve que nous avons eu tant de mal à conclure, était rompue.
Soudain, Rohana le plaignit. Il disait la pure vérité. Il ne pouvait permettre à ses sentiments personnels de s’opposer à son devoir de Conseiller. Il était le parent vivant le plus proche de Melora. Le devoir auquel il s’était soustrait pour une bonne raison, des femmes s’en étaient acquittées à sa place. Ce ne devait pas être facile à avaler pour un Hastur.
— Cousin, tout cela n’a guère d’importance pour le moment. L’important, c’est la tutelle des enfants de Melora.
— Des enfants ? demanda Jerana. Elle en avait d’autres ?
— Elle est morte en donnant naissance à un fils, Madame.
Rohana jeta un coup d’œil soucieux à Jaelle. Jerana aurait dû avoir assez de tact pour renvoyer la fillette avant de discuter de son avenir devant elle. Mais il ne lui appartenait pas de le suggérer.
— Oh ! on peut les mettre en nourrice quelque part ! dit Jerana. Si Melora avait vécu, je suppose que nous aurions été tenus de faire quelque chose pour eux, mais on ne peut pas exiger de nous que nous assumions la responsabilité des enfants d’un tyran de la Ville Sèche.
Lorill lui-même sourcilla devant le manque de délicatesse et la brutalité de ces propos.
— J’ai promis à Melora, avant sa mort, que j’élèverais ses enfants comme les miens, intervint fermement Rohana.
Melora connaissait mieux les membres de notre famille que moi, apparemment !
Jerana haussa les épaules.
— Oh ! bon ! J’imagine que c’est vous qui êtes la mieux placée pour juger. Si Gabriel n’y trouve rien à redire, je m’en remets à vous.
Rohana comprit que Jerana était heureuse de pouvoir s’en tirer à si bon compte.
Lorill Hastur se tourna vers Kindra.
— Est-ce vous qui avez réalisé le sauvetage, mestra ?
— Mes femmes et moi, Seigneur Hastur.
— Nous avons contracté une grande dette envers vous, dit Lorill Hastur. (Rohana se rendit compte qu’il essayait de compenser l’indifférence de Jerana.) Vous avez réussi là où mes proches et moi-même avons échoué. Quelle récompense allez-vous me demander, mestra ?
— Seigneur, Dame Rohana a payé généreusement mes femmes. Vous ne me devez rien de plus, répondit Kindra avec dignité.
— Pourtant, il y a une vie entre nous, fit Lorill.
— Non, car j’ai échoué. Ma mission était de rendre Dame Melora aux siens, fit l’Amazone Libre.
Rohana secoua la tête.
— Vous n’avez pas échoué, Kindra. Melora est morte en liberté et elle est morte heureuse. Mais c’est à moi et non à toi, Lorill, de lui offrir la récompense supplémentaire qu’elle peut demander.
Kindra les considéra l’un après l’autre, puis elle alla se placer au côté de Jaelle.
— En ce cas, puisque vous m’offrez tous deux un présent, dit-elle, voici ce que je demande : laissez-moi élever Jaelle.
— Impossible ! jeta Lorill Hastur, scandalisé. Un enfant ayant du sang Comyn ne peut pas grandir au milieu des Amazones Libres !
Rohana avait, elle aussi, été choquée un moment par cette requête – quelle présomption ! Mais les paroles de Lorill l’irritèrent tout autant que l’impolitesse de Jerana.
— Bien parlé, Lorill. Mais vous étiez prêt à rester à Thendara sans vous soucier de cette petite et à la laisser grandir dans les chaînes sous l’égide de Jalak. (Elle fit signe à la fillette d’approcher.) Jaelle, fit-elle, avant que ta mère ne meure, je lui ai juré de t’élever comme ma propre fille, comme le fruit de ma chair. Je sais que son désir était que je te garde chez moi et que je t’élève comme mon propre enfant. Mais tu as douze ans. Et si ma propre fille, à douze ans, venait me voir et me disait : « Maman, je ne veux pas vivre avec toi, je veux être élevée par une telle », alors… si le choix de sa mère adoptive m’inspirait confiance… je considérerais attentivement ses désirs en la matière. Tu as entendu Kindra demander de t’élever… (Elle jeta par-dessus Jaelle, un regard de défi à Lorill Hastur.)… et c’est à moi de décider ; Mais ne veux-tu pas venir avec moi à Ardaïs et être ma fille ? plaida-t-elle. J’ai aimé ta mère et je serai une mère pour toi. Tu auras ma fille et ses amies comme compagnes de jeu et comme sœurs. Tu recevras la même éducation que ta mère et moi, celle d’une Comynara, comme il convient dans notre caste.
Jaelle chérie, tu es tout ce qui me reste de Melora…
Le petit visage dur demeurait inflexible, étrangement figé.
— Et quand je serai adulte, cousine ?
— Alors, naissance ou pas, Jaelle, je te ferai faire un bon mariage, aussi bon que si tu étais ma fille…
Elle comprit alors soudain qu’elle avait perdu. Le visage de Jaelle se glaça.
— Tout ce que je veux, c’est vivre là où je ne serai jamais soumise à aucun homme. Si Kindra veut m’adopter… (Elle alla mettre sa main dans celle de l’Amazone Libre.) Je demande qu’il en soit ainsi, cousine.
Il est trop tard pour la traiter comme une petite fille, songea Rohana, presque au désespoir. Elle a connu tant de choses qu’elle est plus mûre que son âge.
C’était une Comyn, pourtant. Et elle avait peut-être le laran.
— Kindra, reprit solennellement Rohana, elle ne doit pas être châtrée. Promettez-le-moi.
L’Amazone eut une expression outragée.
— Je vois que vous n’avez pas compris grand-chose aux Amazones, Madame. Nous ne châtrons pas les femmes.
— Pourtant, j’en ai vu deux dans votre troupe… Leeanne et Camilla…
— Nous ne châtrons pas les femmes ! répéta Kindra, inflexible. De temps à autre, une femme est rendue tellement folle par la haine que lui inspire son état qu’elle persuade un guérisseur ou le soudoie afin qu’il enfreigne la loi pour elle. Souvent, ces femmes ne s’adressent à nous que plus tard et nous ne pouvons pas les chasser, car elles ne peuvent généralement aller nulle part ailleurs, ces pauvres créatures. Mais les femmes qui se joignent à nous d’abord, apprennent le plus souvent à se respecter et non pas à se haïr. Je ne crois pas – si Jaelle est élevée parmi nous – qu’elle connaîtra jamais une telle haine.
Elle passa légèrement un bras autour des épaules de la fillette, se tourna vers elle et s’adressa directement à elle. Mais elle ne lui parla pas du tout comme à une enfant. Elle la traita en égale et Rohana ressentit un trouble étrange ; incrédule, elle constata au bout d’un moment que c’était de l’envie.
— Tu sais, Jaelle, conformément aux lois de la Guilde, tu ne peux pas encore être acceptée comme Amazone. Nos propres filles elles-mêmes doivent attendre l’âge légal pour être considérées comme des femmes : pour se marier ou pour choisir d’être des nôtres. Quand tu auras quinze ans, on te permettra de faire ce choix. En attendant, tu seras seulement mon enfant adoptive.
— Toute cette histoire me semble scandaleuse ! se plaignit Dame Jerana d’un ton dolent. Ne peux-tu y mettre fin, Lorill ?
Rohana se dit, avec une colère qu’elle ne se connaissait pas, qu’il avait été tout aussi révoltant de parler de la fillette en sa présence comme si elle était sourde, muette, aveugle et faible d’esprit ; sinon plus. Lorill Hastur parut faire écho à son indignation.
— Rohana est en droit de choisir l’endroit où Jaelle doit être élevée, Jerana. Elle t’a d’abord consultée et tu as choisi de ne pas user de ton privilège de décision. Dorénavant, je défendrai le droit de Rohana à choisir.
Oh ! à la bonne heure, Lorill ! Rohana lui lança un regard reconnaissant, en se disant que l’état de Premier Conseiller n’était peut-être pas une sinécure très agréable. Le joli visage insipide de Jerana eut une expression malveillante.
— Eh bien, Rohana, au moins, tu n’auras pas besoin de te mettre martel en tête pour trouver un mari à la fille de Jalak. J’ai toujours entendu dire que les Amazones Libres sont très désireuses de trouver de jolies fillettes susceptibles d’être converties à leur mode de vie contre nature. Elles les rendent hostiles au mariage et à la maternité, leur inculquent la haine des hommes et leur font aimer les femmes. C’était habile de ta part de laisser Jaelle en leur compagnie…
Pâle de colère, Rohana sentit qu’elle aimerait, d’une gifle, imposer silence à la bouche sarcastique de Jerana et étouffer ses sous-entendus obscènes. Alors, en voyant Kindra qui souriait, elle comprit que son séjour avec les Amazones avait à jamais modifié quelque chose en elle.
Elle allait retrouver son ancienne vie et le monde des femmes. Jusqu’à la fin de ses jours, peut-être accorderait-elle ses décisions au gré des caprices imprévisibles de Gabriel. Mais une chose ne serait plus jamais la même. Et cette différence changeait le monde.
Rohana savait désormais qu’elle menait la vie de son choix. Non parce que ses idées étaient trop bornées et trop étroites pour en imaginer une autre, mais parce qu’après avoir connu une autre vie et l’avoir mise en balance, elle avait décidé que les bienfaits de son monde – l’affection profonde qu’elle vouait à Gabriel, l’amour qu’elle portait à ses enfants, la charge du Domaine d’Ardaïs qui exigeait son intervention – l’emportaient sur les difficultés ou sur ce qu’elle avait du mal à accepter.
C’est pourquoi rien de ce qu’une femme comme Jerana pouvait dire, ne pourrait plus jamais l’offenser, ni la mettre en colère. Jerana n’était qu’une femme sotte, étroite d’esprit, dénuée d’imagination et vindicative. Elle n’avait jamais eu la moindre chance d’être autrement. Kindra valait cent femmes comme Jerana. Je suis libre. Elle ne pourrait jamais l’être, pensa Rohana.
— Je suis désolée que vous le preniez comme ça, Jerana, dit-elle, presque gentiment. Mais ce choix me semble judicieux pour Jaelle. Vous n’avez pas cru bon de l’élever vous-même et comme vous ne l’aimez pas, cela vaut mieux. Il serait égoïste, en vérité, de garder Jaelle attachée aux rubans de ma ceinture, uniquement pour me consoler de mon deuil.
— Vous allez la confier à cette… cette Amazone Libre, cette honte et ce scandale pour l’ensemble des femmes ?
— Je la connais, Jerana, et ce n’est pas votre cas, lui fit calmement remarquer Rohana. (Elle tendit les bras à Jaelle.) Je t’ai dit que si ma propre fille faisait un tel choix, je l’écouterais. Qu’il en soit comme tu le désires, alors. (Elle serra la fillette dans ses bras et, pour la première fois, celle-ci lui sauta au cou, la serra fort et l’embrassa sur la joue avec des yeux brillants.) Je te confie à Kindra comme mère nourricière, Jaelle. Je t’ordonne de te comporter en fille soumise vis-à-vis d’elle. Et de ne pas m’oublier.
Puis elle lâcha la fillette et tendit les mains à l’Amazone. Les mains calleuses et hâlées de la femme mûre serrèrent les siennes. Le regard calme des yeux gris plongea dans le sien.
— Que la Déesse dispose de moi comme moi, je disposerai de Jaelle, Madame, dit-elle calmement.
L’esprit de Rohana s’ouvrit tout grand. À nouveau et pour la dernière fois, elle perçut l’immense bonté, la fermeté de l’Amazone. Elle sut qu’elle pouvait lui faire entièrement confiance… et lui confier cette autre vie qui lui était si précieuse. Elle sentit avec surprise ses yeux s’emplir de larmes.
Je souhaiterais presque venir avec vous, moi aussi…, pensa-t-elle.
— Moi aussi, Rohana, lui répondit Kindra à haute voix.
Il n’y avait plus de « Madame » conventionnel, désormais. Elles étaient trop intimes pour cela. Rohana fut incapable de parler, fût-ce pour dire au revoir. Elle mit la main de Jaelle dans celle de Kindra et se détourna.
Alors que l’Amazone quittait la salle d’audience avec Jaelle qui gambadait à ses côtés, la dernière chose que Rohana entendît, ce fut la fillette qui demandait ardemment :
— Mère adoptive, vous allez me couper les cheveux ?